Après dix ans de séparation, je retrouvai le Grand Maître Lu Ping inchangé. Ses longs cheveux blanchis par le passage de ses cent neuf hivers étaient toujours coiffés à la manière traditionnelle taoïste, tels une grosse gousse d’ail sur sa tête. D’une main il tenait son ancienne pipe creusée à même la clavicule d’un brigand qui, quatre-vingts ans auparavant, s’était trouvé par malheur sur son chemin; de l’autre, sa canne de bambou d’acier (1), ondulée et déformée par les nœuds dans le bois, de laquelle pendait une énorme courge-gourde (2). Il agitait cette canne, faisant des cliquetis avec les bracelets d’os humains qui ornaient ses maigres poignets et qu’il arborait en guise de trophées : les récits des exploits du noble justicier errant et solitaire, semant la terreur parmi les bandits et les corrompus mandarins, le long de la frontière sino-vietnamienne au début du siècle, me revenaient à l’esprit.
Nous avions passé de longues nuits blanches, perdus dans des discussions que seuls les feux de bois éteints et les gourdes de vin vides pouvaient conclure. Il était là, devant moi, le vieux taoïste au sourire enfantin, son regard, comme toujours, sondant le fond de mon esprit. Sa voix calme et consolante me réveilla :
– Alors mon disciple, qu’as-tu fait de bon en Occident avec ton Kung Fu? Raconte-moi, mais tout d’abord, répond à mes questions : est-ce que tu continues à ne pas donner d’explication lorsque tu enseignes?
– Non, Grand Maître, c’est plutôt le contraire : je perds mon haleine dans des dédales d’explications à mes étudiants.
Il s’arrêta de verser du thé dans les petites tasses de terre cuite.
– Mais, est-ce que tu les bombardes encore de tes insultes?
– Non, Grand Maître, je commence maintenant à les couvrir de compliments.
Les sourcils blancs et frisés se rejoignirent dans son regard inquisiteur :
– Mais, est-ce que tu leur bottes encore le derrière quand ils font des bêtises?
– Non, Grand Maître, je n’ose plus.
Il poussa un long soupir, le regard perdu au loin :
– Ainsi tu es devenu un mauvais maître. Il faudra attendre longtemps avant d’avoir un Grand Maître parmi les blancs…
Récit du Grand Maître Nam Anh, 1999
(1) Bambou d’acier: Morceau de bambou vieilli et traité durant plus de 50 ans par plusieurs procédés, le rendant aussi dur que l’acier tout en restant léger.
(2) Courge-Gourde: Grosse courge asséchée et vidée utilisée en guise de gourde.