Le 19 décembre 1976, dans un camp de concentration, Chi Hoa
Le dernier son du gong résonne encore dans l’air; déjà, tous les contenus se sont rués vers la cour à la recherche d’une bonne place au soleil. Le vieux maître et moi nous écartons de la foule afin de pouvoir aspirer le peu de tranquillité. Ce matin, le grand espace de la cour centrale est baigné d’une lumière jaune dorée, celle de la trahison karmique et fatale. À quelques jours de la veille de Noël, l’odeur de la fête plane dans l’atmosphère et rend nos cœurs très lourds.
Le vieux Maître m’interpelle d’un ton affectueux peu commun :
– Mon fils, viens t’asseoir auprès de moi. J’ai des chatouillements au dos.
Pour la énième fois, je soulève la soi-disant chemise, en loques, et commence à gratter la peau plissée par les années et dévastée par une forte galle, celle qui tue lentement, mais sûrement de nombreux prisonniers, en les momifiant dans une couche épais de pus et de sang.
Soudainement, il me demande :
– Mon fils ! demain, va-t-il pleuvoir ou va-t-il faire soleil ?
Je me penche sur ma main gauche en calculant avec les doigts selon la méthode divinatoire qu’il m’a apprise :
– Grand Maître, il y a une grande possibilité d’orage et d’averse demain, puis j’hésite un moment, un orage en pleine saison sèche, c’est impossible ?! Et pourtant, ce diagramme signifie de l’eau et même beaucoup d’eau !
Il se retourne, l’air joyeux, en tapotant mon épaule :
– C’est très bon! Mais il faut que tu t’exerces beaucoup encore, mon fils ! Mille théories ne valent pas une pratique, souviens-t’en ! Cette méthode est très efficace et elle est transmise depuis l’époque des Royaumes Combattants (1).
Incertain, je lui demande :
– Il ne va pas pleuvoir demain, n’est-ce pas Grand Maître ?
– Oui ! il va pleuvoir beaucoup dans nos cœurs et dans nos âmes, mon fils !
Rejoignant ses blancs sourcils d’un geste méditatif, le regard plongé dans le néant mystérieux, il caresse soigneusement et lentement sa longue barbe : une habitude souvent vue chez les sages orientaux. Je respecte comme toujours ce changement d’attitude et j’attends patiemment ses révélations. Enfin, il revient à moi en serrant mes mains. Je ressens dans ses poignes de fer une énergie forte et chaude :
– Mon fils, aujourd’hui est notre dernier entretien. Ainsi, je vais te donner la réponse que tu attends depuis longtemps.
– Grand Maître, je m’excuse, mais depuis un an j’ai compris l’essence de votre enseignement : j’ai oublié la haine, je ne connais plus la peur et même de mon bonheur conjugal ne reste que des images floues et insignifiantes. Je préfère cette tranquillité d’esprit à la place des tourmentes au moindre succès, à la moindre défaite sur le chemin de la poussière.
La voix du vieux devient Maître consolante et autoritaire :
– Mon fils ! si la vie était disposée selon le bon vouloir de chacun, les vicissitudes existaient-elles ? Et si tout le chemin était facile et sans risques ni périls, comment saurais-on apprécier les cœurs vaillants ? Mon cher disciple, tu n’es pas encore quitté des dettes envers cette vie. Ne t’inquiète pas, colère et passion, à l’instar du phénix renaissant de leurs cendres, se réincarneront en toi dès ton retour à la société.
– Mais Grand Maître ! demain ce sera notre séparation et je voudrais…
Il m’interrompt d’un geste de sa main et claque sa langue :
– Les humains veulent pour toujours et craignent la mort autant qu’ils désirent être réunis plutôt que séparés et ce, sans savoir qu’il faut mourir pour connaître la naissance et être séparés pour se réjouir du futur retour. Toi, un « bien compris », ne pourras-tu pas éviter ce chemin usuel ?
La pluie dans mon âme et le feu dans mon cœur : les deux forces, yin et yang, fusionnent en moi, m’enveloppent d’une torpeur épaisse. Je perçois à peine la voix du vieux Maître :
– Quel est ton nom ?
Et brusquement, sans attendre ma réponse, il gronde comme le tonnerre :
– À quoi sert un nom ?
Ces paroles projetées en écho dans l’abîme de la dimension spirituelle me fatiguent de l’ignorance. Je redresse hautement la tête. Le Grand Maître est debout devant moi, austère et impassible comme Lao-Tzeu en statue de marbre. Les longs sourcils blancs retombent tels des rideaux sur les orbites oculaires, maigres et profondes, où brillent deux sources d’énergie bouillonnantes. Il ne reste que trois saisons de pluies encore que cela a déjà causé un siècle que le sang, les larmes et les souffrances auraient été versées sur son mince corps voûté par le fardeau de l’existence. Il m’explique :
– Selon la physiognomonie chinoise, sourcils du dragon, yeux du phénix et regard du tigre prédisent une extraordinaire carrière dans la littérature aussi bien que dans l’art martial : ton nom sera prononcé au-delà des frontières lointaines… Tu as un mandat à remplir, mais éloigne-toi de la politique car elle n’est que ruine de l’âme… Et souviens-toi que les armes de l’homme noble sont sa vertu et la vérité, alors que celles des petits hommes, les insultes et jeux d’intrigues.
– Mais Grand Maître ! comment pourrais-je être à la hauteur d’une si grande tâche ?
– Écoute-donc ! Le succès comme la défaite ne sauraient être en mesure d’évaluer les « grands cœurs ». D’ailleurs, j’ai déjà en mémoire quelqu’un qui pourra te « donner » encore plus que moi, en termes de techniques et de connaissances. Pour ce faire, dès ta remise en liberté prochaine, tu iras trouver cette personne et lui raconteras une « petite histoire » (2). Il va reconnaître ta place auprès de moi et saura exaucer tes vœux. Et voilà tout !
En tournant ses serres, il me glisse furtivement un bout de papier sur lequel sont notées les coordonnées de mon futur guide.
Le lendemain, alors qu’il fait toujours nuit, le vieux Maître fait partie des centaines de détenus politiques qui seront déportés quelque part dans les régions montagneuses lointaines du Nord. Derrière les barreaux de fer, je me distingue à peine sa petite silhouette parmi la foule recroquevillée sur elle-même par le froid matinal. Il s’éloigne lentement, sans se retourner dans ma direction, même si ce n’était que pour cette dernière fois tant attendu, sachant bien que je voulais tellement que ce ne fusse pas un adieu !
À la mémoire du Grand Maître Hang Van Giai
Grand Maître Nam Anh, Montréal, le 20 août 1999
(1) Les royaumes combattants : 3ème siècle avant J.-C.
(2) Une « petite histoire » : Cette courte histoire est un dialogue entre un moine et ses deux disciples dont je n’ai saisi toute la profondeur que quelques années plus tard, avec l’aide du Grand Maître Nguyen Minh