Cholon, 1984
Dans une école primaire, à l’heure de fermeture.
La petite chambre sombre et crasseuse se trouve au fond d’un long couloir obscur. Sous la clarté vivotante et jaunâtre de la lampe à l’huile, le malade paraît encore plus pitoyable et semble disparu dans ses couvertures qui dégageaient déjà une forte odeur. Je lui demande :
– Maître! personne n’est venu pour nettoyer?
Aucune réponse ne se fait entendre. Pour prendre ses pouls, je m’assieds doucement sur le lit qui craque de son vieil âge. Ils sont sombrants et minuscules (1). Je lui dis :
– Je vous prépare de la soupe et les médicaments, reposez-vous Maître.
Les branches sèches prennent feu rapidement, de grosses flammes pourlèchent la casserole déformée. J’ai toujours adoré le feu. Les feux de Giao-Thua (2) qui nous rapprochent, nous lient dans une chaleur humaine et réconfortante autour de la grande marmite de gâteaux de riz. Et le feu d’antan, celui qui a allumé le cordon d’argent, établi notre lien si cher, si noble! Soudainement, je revois les images de quinze ans auparavant, …
En 1969…
La lampe à pétrole éclairait graduellement le visage de l’homme dans sa cinquantaine. Avec les traits fins, bien dessinés, un front large et chauve, il avait une beauté mâle et intelligente. Un torse solide, de larges épaules dominant sa petite taille, lui donnaient un air redoutable. Il avait pris son temps pour s’asseoir et allumer sa pipe. Puis, d’une voix tonitruante, il m’avait adressé la parole :
– Je reconnais la Voie dans votre cœur, car étant un Maître connu (3), vous êtes quand même venu vous ranger derrière moi. J’apprécie beaucoup votre attitude, déjà vous avez gagné la plus grande bataille (4). Mais je ne suis pas certain d’être à la hauteur. De toute manière, on doit croiser les bras, telle est la tradition de l’École Wing Chun.
Après ce jour mémorable, pendant trois années, par pluie ou beau temps, il m’avait toujours attendu de bonne heure dans un parc communautaire, sous un gros arbuste de lilas blancs. Un matin de juillet, alors qu’il pleuvait à torrents sur la ville, il était resté là, debout sur la pointe des pieds, plongé dans la méditation. De grosse gouttes d’eau fouettaient son visage impassible, brave et triste comme une statue, muet et sombre comme un sévère reproche.
À la venue d’un nouveau disciple, Maître Lac-Ha, secrétaire général du magazine Vo-Thuat (Arts Martiaux), et avec sa généreuse contribution, nous avions fait venir l’électricité et rénové le derrière croulant de sa maison pour en faire un espace d’entraînement.
Une soirée de l’année 1973, après une rude pratique, il m’avait confié personnellement :
– Nam Anh! je vous ai enseigné le peu de Wing Chun que je connaisse. Le temps est venu de compléter votre formation. Venez ce soir, je vais vous présenter à la personne, il s’agit d’un confrère d’un niveau beaucoup plus avancé que moi, qui pourrait vous montrer les cinq Animaux.
Hélas! Quelle grande déception! Après de vaines tentatives, la personne, un vieux dans la soixantaine, austère et renfermé, nous avait finalement accordé l’audience. Refusant froidement les cadeaux, il avait tranché la question :
– Le grand Te Cong m’a dit : « … parmi les cent familles en Chine, aucune ne connaît ces formes. Je te les donne, conserve-les bien pour toi! » (5). Ainsi, je ne peux agir contre sa volonté. J’en suis désolé, mon frère!
Une vive chaleur m’avait monté au visage, alors que mon Maître insistait toujours :
– Mon cher grand frère! supposons que vous les donniez à votre disciple, ce ne serait pas du tout contre sa volonté, n’est-ce pas?
Et d’un ton presque suppliant, il continuait :
– Maître, nous sommes tous près de la Terre et loin du Ciel. Existe-t-il quelque chose qui nous aura vraiment appartenu?
La personne avait répliqué avec un rictus, en pointant du doigt le grand yin yang sur son fastueux autel. Ses paroles avaient cinglé comme un fouet :
– Très bien, mon frère! S’il en est ainsi, j’aurais à vous poser une question : dans le noir, il y a le blanc; dans le blanc, le noir. Où est le noir et où est le blanc? Si vous êtes incapables de répondre, la porte est déjà grandement ouverte.
Tout le long du chemin du retour, mon Maître était demeuré pensif.
Une seconde tentative auprès d’un autre Maître réputé en mannequin de bois avait été un échec aussi cuisant. Dès lors, il avait replongé dans ses vieux grimoires, essayant désespérément de déchiffrer les mystérieuses paraboles, ce qui avait enclenché son fatal destin.
Les tourbillons de la vie nous avaient finalement séparés en 1975. Nous nous étions retrouvés en 1980, dans des circonstances tristes. Revenu du camp de concentration depuis peu de temps, toute ma fortune se limitait à une vieille bicyclette et à quelques vêtements. De plus, j’étais en pleine rupture conjugale. Quant à lui, mon ancien Maître était encore plus pauvre qu’avant et souffrait d’un grave ulcère d’estomac. Lorsqu’il m’avait tendu l’épée « Dragon-phénix » (6), souvenir d’une histoire d’amour transparente de sa jeunesse palpitante, sa voix tremblait :
– Nam Anh! cherchez un acheteur.
Puis, vivement, il m’avait tourné le dos afin de cacher ses fortes émotions. Les yeux me piquaient et ma gorge était sèche d’amertume. À l’extérieur, la pluie s’abattait fortement, inondant rapidement la petite ruelle en cul-de-sac. Des masses d’ordures flottaient à la surface d’un liquide noirci de saleté. L’odeur des égouts, nauséabonde et suffocante, emplissait l’espace. J’étais sorti hâtivement. Trois jours plus tard, j’étais retourné pour lui remettre son épée et l’argent nécessaire pour les soins hospitaliers. Il avait pris ma main longuement. Les yeux rouges défiaient les larmes, réalisant que j’avais perdu une chose de mon passé aussi précieuse…
Sur le feu, les bouillonnements de l’eau se font entendre et quelque part je distingue un gémissement. La soupe, servie cuillerée par cuillerée, redonne un peu de teint à son visage. D’une voix faible, il me chuchote :
– Il me faut une autre opération, d’après le docteur, et c’est la troisième en peu de temps!
Il s’arrête pour reprendre son souffle.
– J’ai cru avoir fait des découvertes, mais malheureusement…
– Maître! je pense fortement que la fusion des cinq Éléments du Chi Kung des cinq Animaux pourrait vous soulager.
– Non! c’est trop tard. Nam Anh, mon fils (7), veux-tu exaucer mes derniers souhaits?
Il me regarde intensément, comme pour sonder ma loyauté.
– J’aimerais voir pour une fois les cinq Animaux et je souhaiterais fortement que tu…
Je me lève et, lentement, mouvement par mouvement, j’exécute les cinq formes. À la fin, je lui montre aussi le « demi-bâton de six points », « la marche reposante de la grue », ainsi que « la petite et la grande fleur d’abricotier ». Entre-temps, il s’adosse contre les oreillers, le regard très attentif. Sur son visage émacié s’illumine une joie débordante.
En écrivant ces lignes, j’allume les baguettes d’encens spirituelles à la mémoire d’un Maître respectable, qui a donné sa vie à la Voie, en s’abaissant pour s’élever parmi les grands, et qui a su, par son amour et sa loyauté, demeurer un exemple inoubliable de courage, de persévérance et d’humanisme.
NOTE : Maître Ho Hai Long décéda en 1988, en absence de tous ses grands disciples. Ses funérailles furent célébrées dans un décor triste et simple comme l’avait toujours été sa vie.
Grand Maître Nam Anh, 1999
(1) Selon le diagnostic de la médecine orientale, ces pulsations correspondent à un état d’énergie vitale très faible. L’espoir de guérison est mince.
(2) Temps d’interférence de l’ancienne et de la nouvelle année. La coutume vietnamienne veut que ce moment tant attendu soit vénéré par différentes activités, parmi lesquelles figure la fameuse attente, très souhaitée des enfants, autour d’une grosse marmite de gâteaux de riz, devant de grands feux chauds.
(3) À l’époque, nous étions de jeunes Maîtres, idéalistes, vaillants et énergiques, rêvant de pouvoir changer en « splendides châteaux, de misérables taudis » et portant une foi imperturbable en la jeune génération. Nous avions écrit et publié d’innombrables livres et le magazine Arts Martiaux, unique en son genre dans les années soixante, pour déclencher le mouvement de la renaissance des arts martiaux traditionnels au Vietnam. La plupart de ces Maîtres sont aujourd’hui devenus des Grands Maîtres à travers le monde, comme Vu Duc Hang Thanh, Ha Quoc Huy, Huynh Son Ninh, etc.
(4) « C’est en soi que l’on trouve le plus grand ennemi et c’est contre soi que l’on livre la plus grande bataille. » -Grand Maître Nguyen Minh
(5) La tradition vietnamienne encourage et valorise énormément la réussite personnelle. Ainsi, envers leurs enfants qui ont acquis une certaine position ou titre dans la société, les parents se gardent de les tutoyer, en guise d’appréciation et de fierté.
(6) Toute la fortune du Maître se résumait à quelques vieux grimoires, certains étaient ses propres écrits, ainsi que deux précieuses épées : la « Sept étoiles » et la « Dragon-phénix ». Cette dernière était le souvenir et le témoin d’une mélodie d’amour inachevée entre le jeune Ho Hai Long et une beauté du temps qui devint plus tard « La dame des forêts de jeunes bambous », une nonne renommée de haute vertu et de profondes connaissances ésotériques. Le Dragon et le Phénix, deux animaux légendaires qui se sont côtoyés depuis et au travers quatre mille ans d’histoire de la culture vietnamienne.
(7) Le seul moment et la seule fois durant une relation de seize ans qu’il m’ait adressé personnellement la parole, en utilisant cette terminologie.